C’est un matin d’été, direction gare Saint-Lazare…
Brume sur Paris, celle d’un jour d’été à venir. Dans l’air un peu frais, j’avance à pas pressés. Les trains n’attendent pas, tout le monde sait ça.
Mais j’ai un peu d’avance, suffisamment pour me poser à la terrasse d’un café. J’aime aux premières heures cette effervescence dans les cafés parisiens, les garçons qui s’affairent leurs plateaux à bout de bras, ces gens qui s’assoient un peu désorientés dans un monde inconnu, ces habitués qui hèlent le patron à voix forte.
Je fais partie de ceux qui se posent en silence, qui observent la rue, la foule, les allées et venues.
Bizarrement, aujourd’hui l’avenue n’est pas trop encombrée, chose rare à cette heure. Un homme s’arrête, regarde sa montre puis se dirige vers une chaise pas très loin de moi. La cinquantaine assurée, il me lance un bonjour en langue étrangère. Je sursaute.
Il y a bien longtemps que je n’ai pas entendu ça « merhaba »
Je me surprends à lui répondre dans sa langue. Je n’ai même pas réfléchi, c’est parti tout seul. Il me regarde avec insistance, s’installe à une table voisine et commande un café. Je ne sais pas pourquoi, je le regarde du coin de l’œil. Il me sourit et ouvre un journal, un journal de chez lui.
A partir de là, l’histoire me laissera clouée et sans voix.
Le soleil maintenant envahit la rue. Je suis un peu là, un peu ailleurs. A nouveau je coule un regard vers lui. Il feuillette son journal, les coudes sur la table et la une me saute à la figure. Une photo, un sourire, un regard …Je suis pétrifiée. Je lâche ma tasse, je renverse mon café. Un serveur se précipite. Je dois être blanche comme une morte. Je sens que mon sang a quitté mon visage. Tout tourne.
A la table d’à côté l’inconnu s’est levé, il vient vers moi son journal à la main. Le garçon de café tourne les talons. Instinctivement, je tends la main vers le journal. L’homme le pose sur la table avec un sourire timide. Je regarde à nouveau la photo incrédule.
Je ne comprends pas la langue mais ce visage …
En un éclair j’ai vingt ans dans un pays très loin, un soir de juin. Même le parfum des jasmins revient, la douceur d’un crépuscule doré et une voix que je n’ai jamais oubliée. Il y a un nom sous l’article. Je n’ai pas besoin de le regarder deux fois. Je sais très bien qui est sur la photo. Je fais comprendre à l’inconnu du journal que son bien m’intéresse. Il ne fait pas de difficultés, ne pose aucune question, laisse le journal, me salue et s’en va.
Je ne sais même plus à ce moment là que j’ai un train à prendre.
Dieppe où l’on m’attend ce soir là se floute dans les contours de cette photo en noir et blanc. J’ai un autre train dans la tête, un bateau en partance pour Corfou et un avion pour Paris. Je quitte le café mon précieux bien sous le bras
Je reprends la direction de la Gare Montparnasse. Je ne vois, rien, je n’entends rien. Je suis une poupée mécanique avec un balancier à la place du cœur, un balancier qui égrène des heures à jamais enfuies. Je reprends le train pour la maison en regardant le paysage, mon paysage. Je vois les cascades bleues où nous nous baignions au crépuscule, une descente à cheval vers un petit village, un dîner en amoureux un soir sous les étoiles, deux femmes qui brodaient une somptueuse robe de dentelle. Et toujours ce regard affiché sur mes genoux…
A peine arrivée, je hèle un taxi. Il est tard, il pleut. Le chauffeur fait le trajet qui me ramène sans un mot. D’instinct il a dû comprendre que toute conversation est inutile. Il me dépose à ma porte, repart avec un léger hochement de tête. Ma vue se brouille. Il pleut, je pleure. Je ne sais plus très bien. J’ouvre avec difficulté. Je sais qu’aujourd’hui la technique met des moyens considérables à la disposition de chacun. J’ouvre l’ordinateur, j’aligne des lettres sur mon clavier. Entrée…
Et là, sur la page recherchée, s’affiche le même visage, le même regard.
Prix littéraire ! C’est donc ça ! Un roman, un livre inattendu et sur la couverture, une image. Ce coin de paradis, ces tables rondes juponnées sous les arbres… Je n’en reviens pas.
D’instinct, je sais que ce livre est une histoire d’amour, notre histoire d’amour. J’en aurai confirmation deux ans plus tard. Encore un hasard qui a nom Reinhardt.
La page me donne le nom de l’auteur, de l’éditeur. Je trouve même une adresse mail pour joindre l’auteur.
Alors ?
Alors, je suis une femme ordinaire, juste une femme ordinaire. Si j’étais un personnage de roman, j’aurais certainement envoyé une lettre. J’aurais rouvert une voie magique vers un passé perdu, j’aurais….
Peu importe maintenant. Je sais que nous nous sommes retrouvés aux chemins de l’écriture.
J’ai plié le journal dans ma malle aux souvenirs. Je n’ai pas dormi de la nuit. Le lendemain il faisait soleil. Au bout de l’allée fleurie le sourire de ma fille. Ma vie est ici.
Annie K. Barbier
Mémoires d’un coeur funambule
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